L’investissement patrimonial traverse une mutation structurelle majeure. Grâce à la tokenisation d’actifs réels, des placements autrefois inaccessibles – immobilier de prestige, œuvres d’art, parts de foncières ou d’infrastructures – s’ouvrent désormais à une clientèle plus large via la fractionnalisation blockchain. Pour le CGP, cette évolution pose une question stratégique : comment accompagner ses clients vers ces nouveaux véhicules tout en maîtrisant les risques réglementaires et technologiques ? Cet article propose une grille d’analyse opérationnelle pour évaluer les plateformes de tokenisation et intégrer ces actifs dans une allocation patrimoniale raisonnée.
Sommaire
- 1 Tokenisation et fractionnalisation : un changement de paradigme pour l’accès aux actifs illiquides
- 2 Cadre réglementaire et conformité : naviguer dans le maquis DLT, MiCA et PSI
- 3 Risques technologiques et opérationnels : évaluer la solidité de la chaîne de valeur
- 4 Framework d’évaluation des plateformes et grille de due diligence pour le CGP
- 5 Opportunités stratégiques et positionnement du CGP face à la tokenisation patrimoniale
- 6 Bâtir une pratique durable : anticiper l’essor de la tokenisation et maîtriser les nouveaux standards
- 7 Mini-FAQ complémentaire
Tokenisation et fractionnalisation : un changement de paradigme pour l’accès aux actifs illiquides
La tokenisation consiste à représenter un actif réel par un jeton numérique (token) émis sur une blockchain. Ce token matérialise un droit de propriété, un droit économique (revenus, plus-values) ou un droit de créance. La fractionnalisation découpe l’actif en parts de faible montant unitaire, rendant l’investissement accessible dès quelques centaines d’euros.
Pourquoi cette innovation émerge maintenant ?
Trois facteurs convergent :
- Maturité technique : les blockchains permissionnées (Ethereum Layer 2, Polygon, Tezos) offrent désormais sécurité, traçabilité et conformité réglementaire.
- Demande client : les millennials et GenZ recherchent des placements alternatifs, digitaux et fractionnés.
- Réglementation DLT : le règlement européen pilote DLT (juin 2023) et les évolutions MiCA créent un cadre juridique pour l’émission et la négociation de tokens de sécurité (security tokens).
Selon PwC, le marché mondial des actifs tokenisés pourrait atteindre 16 000 milliards de dollars d’ici 2030, portés par l’immobilier, les infrastructures et les fonds privés.
Exemple concret : une SCPI tokenisée permet à un épargnant d’acquérir 100 € de parts au lieu de 1 000 €. La liquidité est améliorée via un marché secondaire numérique, réduisant les délais de revente de plusieurs mois à quelques jours.
Actifs tokenisables et niveaux de maturité
| Type d’actif | Maturité | Ticket d’entrée classique | Ticket tokenisé | Liquidité secondaire |
|---|---|---|---|---|
| Immobilier résidentiel/commercial | Haute | 5 000–50 000 € | 100–1 000 € | Moyenne |
| Œuvres d’art | Moyenne | 10 000–500 000 € | 50–500 € | Faible |
| Private equity / dette privée | Émergente | 100 000–1 M€ | 1 000–10 000 € | Très faible |
| Infrastructures (énergie, transport) | Émergente | 50 000–500 000 € | 500–5 000 € | Faible |
Conseil opérationnel : privilégiez pour vos premiers pas les tokens immobiliers adossés à des actifs physiques identifiés, avec un historique de revenus locatifs et un dépositaire régulé. Cela réduit le risque d’opacité et facilite l’évaluation patrimoniale.
La tokenisation d’actifs réels s’inscrit dans un environnement réglementaire complexe mais en voie de clarification. En Europe, trois textes structurent le cadre :
- Règlement pilote DLT (EU 2022/858) : autorise l’exploitation d’infrastructures de marché blockchain pour les titres financiers tokenisés, sous exemptions encadrées.
- Règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets, entrée en vigueur progressive 2024-2025) : régule les émetteurs de tokens et les prestataires de services, mais exclut les tokens qualifiés d’instruments financiers, qui restent sous MiFID II.
- Directive PSI (Prestataires de Services d’Investissement) : les plateformes proposant des security tokens doivent obtenir un agrément PSI ou collaborer avec un PSI agréé.
Due diligence réglementaire : les 5 points à vérifier
- Statut du token : est-il qualifié d’instrument financier (MiFID II) ou de crypto-actif (MiCA) ? Cette qualification conditionne le régime applicable.
- Agrément du dépositaire : l’actif sous-jacent est-il détenu par un tiers de confiance (notaire, société de gestion agréée) ?
- Respect du KYC/LCB-FT : la plateforme impose-t-elle un parcours de connaissance client conforme aux standards AMF/ACPR ?
- Information précontractuelle : le DIC (Document d’Information Clé) ou prospectus précise-t-il clairement les risques technologiques, de liquidité et de valorisation ?
- Droit de retrait et réclamation : existe-t-il une procédure de médiation (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, médiateur AMF) ?
Exemple de terrain : en 2024, l’AMF a sanctionné une plateforme pour défaut d’information sur les risques de perte en capital et l’absence de mécanisme de liquidité garanti. Le CGP qui orientait ses clients vers cette plateforme s’est exposé à un risque de responsabilité professionnelle.
Règle d’or : ne proposez que des tokens émis par des plateformes agréées PSI ou enregistrées PSAN (Prestataire de Services sur Actifs Numériques) auprès de l’AMF.
Conseil opérationnel : constituez un dossier de conformité par plateforme (agrément, assurance RC professionnelle, rapport d’audit blockchain, historique de litiges). Actualisez-le semestriellement et archivez-le pour traçabilité en cas de contrôle.
Risques technologiques et opérationnels : évaluer la solidité de la chaîne de valeur
Si la blockchain apporte traçabilité et transparence, elle n’élimine pas les risques. Cinq catégories de risques technologiques doivent être scrutées :
1. Risque de vulnérabilité du smart contract
Le smart contract automatise l’émission, le transfert et la distribution de revenus. Une faille dans le code peut entraîner perte de fonds ou blocage des transactions.
- Bonnes pratiques :
- Vérifier que le smart contract a fait l’objet d’un audit indépendant (CertiK, OpenZeppelin, Quantstamp).
- S’assurer que le code est open source et vérifié sur un explorateur de blockchain (Etherscan, Polygonscan).
- Privilégier les protocoles ayant un bug bounty program actif.
2. Risque de garde et de clés privées
La détention d’un token suppose la gestion d’une clé privée. Sa perte entraîne la perte définitive de l’actif ; son vol, un détournement irréversible.
- Solutions de mitigation :
- Opter pour des wallets custody proposés par des PSI agréés (Coinhouse, Ownest, Société Générale FORGE).
- Éviter les solutions de self-custody pour les clients non technophiles.
- Contractualiser une procédure de récupération de clés et tester le process.
3. Risque de liquidité secondaire
Contrairement aux idées reçues, la tokenisation ne garantit pas la liquidité. La profondeur du marché secondaire dépend de l’appétit des investisseurs et de la taille de l’émission.
En 2024, plusieurs plateformes ont enregistré des écarts bid-ask supérieurs à 10 % sur des tokens immobiliers, rendant la revente coûteuse pour le porteur.
Conseil opérationnel : privilégiez les émissions supérieures à 5 M€ avec au moins 500 porteurs. Analysez le carnet d’ordres disponible sur la plateforme et l’historique des transactions pour évaluer la liquidité réelle.
4. Risque de valorisation et d’évaluation
L’actif sous-jacent doit être évalué régulièrement par un expert indépendant. En l’absence de valorisation trimestrielle ou annuelle, le prix du token peut dériver de la valeur réelle.
- Vérifiez que la plateforme publie un rapport d’évaluation conforme aux normes RICS (Royal Institution of Chartered Surveyors) ou IFRS 13.
- Consultez l’historique de variation de la valeur liquidative et les écarts avec le prix de marché.
5. Risque de défaillance de la plateforme
Si la plateforme cesse son activité, l’accès aux tokens et aux droits sous-jacents peut être compromis.
- Critères de solidité :
- Capital social supérieur à 500 k€.
- Assurance RC professionnelle couvrant les erreurs opérationnelles.
- Séparation juridique entre plateforme et actif sous-jacent (SPV, SCPI, SAS dédiée).
FAQ intégrée :
Que se passe-t-il si la blockchain sur laquelle repose le token est abandonnée ?
Les plateformes sérieuses prévoient une clause de migration vers une autre blockchain ou un registre traditionnel, inscrite dans les conditions générales. Vérifiez sa présence avant tout investissement.
Conseil opérationnel : intégrez ces 5 risques dans votre questionnaire d’adéquation client (article 314-10 du RGAMF). Documentez l’information donnée et recueillez une attestation signée confirmant la prise de connaissance des risques.
Framework d’évaluation des plateformes et grille de due diligence pour le CGP
Pour accompagner vos clients en toute sécurité, adoptez un processus de sélection structuré en 4 étapes.
Étape 1 : Checklist de conformité initiale
- [ ] La plateforme est-elle enregistrée PSAN ou agréée PSI ?
- [ ] Le token est-il qualifié juridiquement (instrument financier, crypto-actif, autre) ?
- [ ] Un DIC ou prospectus visé par l’AMF est-il disponible ?
- [ ] Le dépositaire de l’actif sous-jacent est-il identifié et régulé ?
- [ ] Les smart contracts sont-ils audités par un tiers indépendant ?
Étape 2 : Analyse financière et patrimoniale de l’actif
| Critère | Indicateur | Seuil minimum |
|---|---|---|
| Rendement cible annuel | TRI net de frais | ≥ 4 % |
| Frais de gestion annuels | % de la valeur liquidative | ≤ 2 % |
| Ticket d’entrée | Montant minimum | ≤ 1 000 € |
| Durée de blocage | Période d’illiquidité | ≤ 5 ans |
| Liquidité secondaire | Volume moyen mensuel | ≥ 5 % de la capitalisation |
Exemple : une plateforme propose un token adossé à un immeuble de bureaux parisien. Le TRI visé est de 5,5 % net, les frais de 1,8 %, le ticket de 500 €. La SCPI sous-jacente existe depuis 8 ans avec un taux d’occupation de 96 %. Le smart contract a été audité par CertiK. Ce profil répond aux critères de solidité.
Étape 3 : Test de la plateforme en conditions réelles
- Effectuez un investissement test de 500 à 1 000 € pour éprouver :
- La fluidité du parcours KYC.
- La réactivité du support client.
- La clarté de l’interface de suivi (revenus, valorisation).
- Le délai de virement des revenus locatifs ou dividendes.
Étape 4 : Documentation et archivage
Constituez pour chaque plateforme un dossier numérique comprenant :
- Attestation d’agrément AMF ou enregistrement PSAN.
- DIC ou prospectus.
- Rapport d’audit du smart contract.
- Conditions générales et contrat de souscription.
- Historique des échanges avec le support.
Archivez ces documents pendant 10 ans (prescription décennale en matière de responsabilité professionnelle).
FAQ intégrée :
Comment expliquer à un client la différence entre un token et une action traditionnelle ?
Un token est un droit numérique inscrit sur une blockchain, tandis qu’une action est un titre nominatif ou au porteur inscrit dans un registre centralisé (Euroclear). Le token offre une traçabilité transparente et une fractionnalisation plus fine, mais sa liquidité dépend d’un marché secondaire souvent moins profond.
Un token immobilier entre-t-il dans le plafond IFI ?
Oui, si le token représente une quote-part d’un bien immobilier, il constitue un actif immobilier imposable à l’IFI. La déclaration se fait sur la base de la valeur liquidative au 1er janvier, publiée par la plateforme.
Conseil opérationnel : formalisez votre méthode de sélection dans une procédure écrite, validée par votre assureur RC professionnelle. Intégrez cette procédure dans votre manuel de conformité et actualisez-la annuellement.
Opportunités stratégiques et positionnement du CGP face à la tokenisation patrimoniale
La tokenisation offre au CGP trois leviers de différenciation majeurs dans un marché ultra-concurrentiel.
1. Élargir l’offre patrimoniale et capter de nouveaux segments
- Jeunes actifs et primo-accédants : proposer des tickets d’entrée de 100 à 500 € sur des actifs immobiliers premium (Paris, Lyon, Bordeaux) permet d’adresser une clientèle jusqu’ici exclue de l’investissement immobilier direct.
- Clients fortunés en quête de diversification : intégrer des tokens art, infrastructure ou private equity dans une allocation globale de 5 à 10 % apporte une décorrélation avec les marchés financiers traditionnels.
2. Renforcer la valeur ajoutée par l’expertise technologique
Maîtriser les fondamentaux de la blockchain et de la tokenisation permet de :
- Décrypter les promesses marketing des plateformes.
- Alerter sur les dérives (projets sans actif sous-jacent, rendements irréalistes).
- Proposer une architecture patrimoniale hybride combinant supports traditionnels (assurance-vie, PEA) et tokens.
Un CGP formé à la tokenisation peut positionner son cabinet comme early adopter, attirant une clientèle technophile et renforçant son image d’innovateur.
3. Optimiser la fiscalité et la transmission
Les tokens relèvent du régime des plus-values mobilières (flat tax 30 %) ou du barème progressif sur option. Pour les tokens immobiliers, l’assimilation fiscale reste débattue : plus-values mobilières ou immobilières ?
Exemple de stratégie : intégrer des tokens dans un contrat d’assurance-vie de droit luxembourgeois (si éligible) permet de bénéficier du cadre fiscal avantageux de l’assurance-vie tout en accédant à des actifs alternatifs.
Conseil opérationnel : collaborez avec un avocat fiscaliste spécialisé en actifs numériques pour sécuriser les déclarations et anticiper les évolutions doctrinales de l’administration fiscale. Documentez chaque position fiscale par une note d’analyse archivée.
Grille de recommandation client
| Profil client | Allocation recommandée tokens | Type d’actifs privilégiés | Durée conseillée |
|---|---|---|---|
| Jeune actif (25-35 ans), revenu 40-60 k€ | 5-10 % | Immobilier résidentiel tokenisé | 5-8 ans |
| Cadre sup (35-50 ans), patrimoine 200-500 k€ | 3-7 % | Immobilier + art + infrastructure | 5-10 ans |
| Chef d’entreprise (50-65 ans), patrimoine > 1 M€ | 5-10 % | Private equity tokenisé, dette privée | 7-12 ans |
| Retraité > 65 ans, recherche revenus | 0-3 % | Immobilier commercial, revenus réguliers | 3-5 ans |
FAQ intégrée :
Les tokens peuvent-ils être logés dans un PEA ou une assurance-vie ?
Actuellement, très peu de contrats acceptent les tokens. Quelques assureurs luxembourgeois en unités de compte innovantes testent l’intégration. Suivez les évolutions réglementaires et les offres des assureurs partenaires.
Conseil opérationnel : organisez des webinaires trimestriels pour vos clients sur les innovations patrimoniales (tokenisation, finance décentralisée, cryptomonnaies). Positionnez-vous comme référent technologique et entretenez votre pipeline commercial.
Bâtir une pratique durable : anticiper l’essor de la tokenisation et maîtriser les nouveaux standards
L’émergence de la tokenisation patrimoniale n’est pas une mode passagère. Les régulateurs européens soutiennent activement la digitalisation des marchés financiers via le règlement pilote DLT et les infrastructures de registre distribué. D’ici 2027, la Banque centrale européenne prévoit le lancement de l’euro numérique, facilitant encore l’adoption des actifs tokenisés.
Pour les CGP, trois chantiers stratégiques s’imposent :
Formation continue et montée en compétences
- Suivre une certification spécialisée (DU Blockchain & Finance, formations AMF sur les actifs numériques).
- Participer à des groupes de travail sectoriels (CNCGP, ANACOFI, chambres des notaires).
- Tester régulièrement de nouvelles plateformes et partager les retours d’expérience avec vos pairs.
Partenariats technologiques et opérationnels
- Nouer des accords de référencement avec 2 à 3 plateformes de tokenisation sélectionnées selon votre grille de due diligence.
- Collaborer avec des fintechs spécialisées en valorisation d’actifs numériques ou en fiscalité crypto.
- Intégrer dans votre stack technologique un outil de reporting capable d’agréger actifs traditionnels et tokenisés (exemple : banque privée ou plateforme de gestion de patrimoine intégrant les API blockchain).
Veille réglementaire et prospective
- Suivre les publications de l’AMF, de l’ESMA (Autorité européenne des marchés financiers) et de la BCE sur la tokenisation.
- Anticiper l’élargissement du périmètre MiCA et l’harmonisation européenne des régimes fiscaux.
- Participer aux consultations publiques pour influencer les futures normes professionnelles.
Citation forte : « La tokenisation n’est pas une disruption du conseil patrimonial, c’est son extension naturelle à l’ère numérique. Le CGP qui maîtrise cette technologie devient architecte de patrimoine augmenté. »
Conseil opérationnel final : dès aujourd’hui, cartographiez vos clients par appétence technologique et capacité d’investissement dans les actifs alternatifs. Identifiez 10 à 20 % de votre portefeuille susceptibles d’être intéressés par la tokenisation. Proposez-leur un rendez-vous dédié pour présenter les opportunités, évaluer leur profil de risque et co-construire une allocation adaptée. Documentez chaque échange et suivez les performances sur un tableau de bord trimestriel. Cette démarche proactive renforce votre valeur ajoutée, fidélise vos clients et attire de nouveaux profils en quête d’innovation patrimoniale.
Mini-FAQ complémentaire
Les tokens sont-ils garantis par un fonds de garantie comme les dépôts bancaires ?
Non. Les tokens ne bénéficient ni du FGDR (Fonds de Garantie des Dépôts et de Résolution) ni d’une garantie équivalente. Le risque de perte en capital est entier. D’où l’importance d’une due diligence rigoureuse.
Peut-on intégrer des tokens dans un mandat de gestion discrétionnaire ?
Oui, si le mandat est explicitement élargi aux actifs numériques et que le gestionnaire dispose d’un agrément adapté. La documentation contractuelle doit préciser les risques spécifiques et les limites d’allocation.
Comment suivre la performance d’un portefeuille multi-tokens ?
Utilisez des agrégateurs de portefeuille blockchain (Zapper, Zerion, Nansen) ou des interfaces fournies par les plateformes. Exigez un reporting trimestriel consolidé incluant valorisation, revenus perçus et évolution de la liquidité secondaire.

