La fiscalité des grandes fortunes revient au centre du débat politique français. Sébastien Lecornu, Premier ministre, propose une taxe sur le patrimoine financier pour répondre aux revendications de la gauche sur la contribution des ultra-riches. Toutefois, il refuse catégoriquement de soutenir la taxe Zucman, ce dispositif d’impôt plancher à 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. Une position d’équilibriste qui reflète les tensions entre justice fiscale et compétitivité économique, deux impératifs difficilement conciliables dans le contexte budgétaire tendu de 2025-2026.
Sommaire
- 1 Une reconnaissance inédite des limites du système fiscal actuel
- 2 La taxe Zucman : une proposition clivante rejetée par l’exécutif
- 3 La contre-proposition gouvernementale : une taxe sur le patrimoine financier
- 4 Comparaison des dispositifs existants et proposés
- 5 Enjeux et perspectives pour les professionnels du patrimoine
- 6 Les leçons économiques du débat
- 7 Perspectives et calendrier à suivre
Une reconnaissance inédite des limites du système fiscal actuel
Sébastien Lecornu a franchi un cap symbolique en reconnaissant publiquement que « certaines optimisations fiscales de très grandes fortunes ne sont pas défendables ». Cette déclaration marque une évolution notable dans le discours gouvernemental, habituellement réticent à pointer du doigt les stratégies patrimoniales des plus fortunés.
Le Premier ministre admet ainsi que l’architecture fiscale française permet à une minorité d’ultra-riches d’échapper largement à l’impôt. Les mécanismes d’optimisation, parfaitement légaux, aboutissent à des situations où certains milliardaires affichent des taux d’imposition effectifs inférieurs à ceux des classes moyennes supérieures.
Cette admission intervient dans un contexte politique particulier :
- La gauche multiplie les propositions pour taxer davantage les grandes fortunes
- Les inégalités patrimoniales atteignent des niveaux historiques en France
- Le déficit public impose de rechercher de nouvelles recettes fiscales
- L’opinion publique se montre de plus en plus sensible aux questions de justice fiscale
Le gouvernement se trouve donc contraint de donner des gages sur ce terrain sensible, sans pour autant basculer vers des mesures jugées trop radicales par le patronat et la droite parlementaire.
La taxe Zucman : une proposition clivante rejetée par l’exécutif
La taxe Zucman tire son nom de l’économiste Gabriel Zucman, professeur à Berkeley et spécialiste reconnu de la fiscalité internationale. Soutenue également par Thomas Piketty et plusieurs économistes progressistes, cette proposition vise à instaurer un impôt plancher de 2% sur les patrimoines nets supérieurs à 100 millions d’euros.
Les caractéristiques du dispositif Zucman
Le mécanisme proposé se distingue radicalement de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) actuellement en vigueur :
- Assiette large : tous les types de patrimoine sont concernés (immobilier, financier, professionnel, œuvres d’art)
- Taux plancher : 2% minimum du patrimoine net, quelle que soit l’imposition déjà acquittée
- Cible restreinte : environ 1 800 foyers fiscaux, soit les 0,005% les plus fortunés
- Rendement estimé : jusqu’à 20 milliards d’euros par an pour les finances publiques
« Les ultra-riches paient proportionnellement moins d’impôts que les classes moyennes et populaires, du fait de l’optimisation fiscale permise par la structure des patrimoines et des revenus de la fortune. » — Gabriel Zucman
Cette analyse s’appuie sur des travaux académiques démontrant que le taux d’imposition effectif décroît au-delà d’un certain seuil de richesse. Les revenus du capital, moins taxés que les revenus du travail, composent l’essentiel des ressources des ultra-riches. De plus, les holdings, structures patrimoniales et autres montages permettent de différer indéfiniment l’imposition.
Les arguments contre la taxe Zucman
Sébastien Lecornu qualifie ouvertement cette proposition de « dangereuse » pour l’économie française. Plusieurs arguments sont avancés par les opposants :
Le risque de délocalisation des fortunes : contrairement aux idées reçues, les grandes fortunes françaises restent relativement peu mobiles, mais une fiscalité jugée confiscatoire pourrait inverser cette tendance. La Suisse, la Belgique, le Luxembourg ou le Royaume-Uni après le Brexit constituent des destinations attractives à proximité immédiate.
L’impact sur l’investissement productif : les entrepreneurs qui ont bâti leur fortune en créant des entreprises verraient leur patrimoine professionnel taxé, même non liquide. Pour payer l’impôt, ils devraient potentiellement céder des parts, affaiblissant leur contrôle sur leurs propres sociétés.
Le précédent de l’ISF : l’impôt de solidarité sur la fortune, supprimé en 2017, avait généré un exil fiscal estimé entre 10 000 et 35 000 contribuables selon les sources, avec une perte nette de recettes fiscales contestée mais réelle.
Le signal envoyé aux investisseurs internationaux : dans la compétition mondiale pour attirer capitaux et talents, la France enverrait un message négatif susceptible de freiner les investissements étrangers.
Le Sénat a d’ailleurs rejeté la proposition en juin 2025, illustrant l’absence de majorité politique pour un tel dispositif.
La contre-proposition gouvernementale : une taxe sur le patrimoine financier
Face au refus de la taxe Zucman, Sébastien Lecornu propose une taxe ciblée sur le patrimoine financier, essentiellement les avoirs détenus via des holdings et structures similaires. Cette approche se veut un compromis entre justice fiscale et pragmatisme économique.
Les principes de la taxe Lecornu
Bien que les détails techniques restent à préciser, les grandes lignes se dessinent :
- Exclusion du patrimoine professionnel : les parts d’entreprises opérationnelles ne seraient pas concernées
- Ciblage de la liquidité : seuls les actifs financiers facilement mobilisables seraient taxés
- Vise les holdings patrimoniales : ces structures permettant d’optimiser l’imposition seraient particulièrement visées
- Seuil et taux non encore communiqués : le gouvernement garde une marge de manœuvre pour la négociation parlementaire
Cette approche repose sur une distinction philosophique importante : taxer la fortune dormante plutôt que le capital productif. Les holdings purement patrimoniales, qui servent essentiellement à gérer et optimiser la transmission de patrimoines existants, sont moins utiles à l’économie réelle que les investissements directs dans les entreprises.
Une stratégie politique calculée
La proposition de Lecornu n’est pas anodine sur le plan politique. Elle permet :
D’afficher une volonté de justice fiscale sans adopter les mesures les plus radicales exigées par la gauche. Le gouvernement démontre qu’il entend agir sur les « optimisations indéfendables » qu’il dénonce lui-même.
De diviser la gauche entre les partisans d’une avancée, même modeste, et les tenants d’une transformation radicale de la fiscalité du patrimoine.
De rassurer les milieux économiques en garantissant que le patrimoine productif, celui qui crée de l’emploi, ne sera pas pénalisé.
De préparer le terrain budgétaire de 2026 avec une mesure susceptible de rapporter plusieurs milliards d’euros, même si le rendement sera inférieur aux 20 milliards espérés par Zucman.
Comparaison des dispositifs existants et proposés
Dispositif | Seuil | Assiette | Taux | Rendement annuel | Foyers concernés |
---|---|---|---|---|---|
IFI (actuel) | 1,3 M€ | Immobilier uniquement | 0,5% – 1,5% | 2,2 Mds € (2024) | 186 000 |
Taxe Zucman (proposée) | 100 M€ | Tous patrimoines | 2% plancher | 20 Mds € (estimation) | 1 800 |
Taxe Lecornu (proposée) | Non précisé | Patrimoine financier (hors professionnel) | Non communiqué | Non communiqué | Non précisé |
Cette comparaison révèle plusieurs enseignements pour les conseillers en gestion de patrimoine :
L’IFI actuel est un impôt de masse : avec 186 000 foyers concernés pour un rendement de 2,2 milliards, il pèse sur la classe moyenne supérieure et les patrimoines immobiliers importants, mais épargne largement les ultra-riches dont la fortune est majoritairement financière.
La taxe Zucman concentrerait l’effort sur une infime minorité : 1 800 foyers pour 20 milliards représente un rendement moyen de 11 millions d’euros par foyer, soit un taux effectif très élevé pour des patrimoines moyens estimés entre 200 et 500 millions d’euros.
La taxe Lecornu viserait un entre-deux : probablement plus large que 1 800 foyers, mais ciblant les structures d’optimisation plutôt que l’ensemble du patrimoine.
Enjeux et perspectives pour les professionnels du patrimoine
Pour les conseillers en gestion de patrimoine, ces débats fiscaux ouvrent plusieurs perspectives d’action et de réflexion.
Anticiper les évolutions législatives
Le calendrier politique est crucial : le budget 2026 sera examiné à l’automne 2025. Les arbitrages fiscaux seront rendus d’ici là. Tout CGP doit suivre attentivement les négociations parlementaires et les amendements qui seront proposés.
Les structures patrimoniales sous surveillance : les holdings, SCI, fondations et autres véhicules d’optimisation fiscale pourraient voir leur régime modifié. Il convient d’auditer les montages existants pour identifier les vulnérabilités potentielles.
La diversification géographique à reconsidérer : certains clients fortunés pourraient envisager une relocalisation partielle de leurs actifs, même si cela comporte des coûts et des risques juridiques non négligeables.
Adapter le conseil patrimonial
- Privilégier l’investissement productif : le patrimoine professionnel semble protégé par la doctrine gouvernementale
- Rééquilibrer entre immobilier et financier : l’IFI pèse sur l’immobilier, la nouvelle taxe viserait le financier liquide
- Valoriser les actifs non liquides : œuvres d’art, forêts, vignobles échappent souvent aux radars fiscaux
- Optimiser la transmission anticipée : dans un contexte d’incertitude fiscale, transmettre plus tôt peut sécuriser le patrimoine familial
Développer un discours client différenciant
Les clients fortunés attendent de leurs conseillers une lecture fine et prospective des évolutions réglementaires. Plusieurs angles d’approche permettent de se distinguer :
L’analyse comparative internationale : montrer que la France, malgré les débats, reste fiscalement compétitive sur certains aspects (droits de succession avec démembrement, régime des non-résidents, holding animatrice…)
La distinction patrimoine productif / patrimoine dormant : expliquer que la philosophie fiscale évolue vers une taxation de la rente plutôt que de l’entrepreneuriat, ce qui justifie certaines stratégies d’investissement.
La vision long terme : relativiser l’impact des ajustements fiscaux dans une stratégie patrimoniale bien construite, diversifiée et transgénérationnelle.
L’accompagnement dans la complexité : démontrer que la sophistication croissante de la fiscalité nécessite un conseil expert et une veille permanente.
Les leçons économiques du débat
Au-delà des aspects techniques, ce débat fiscal illustre plusieurs tensions fondamentales de l’économie contemporaine.
L’efficacité contestée de la taxation du patrimoine
Les travaux académiques ne convergent pas sur l’efficacité économique des impôts sur la fortune. Certaines études (FMI, OCDE) suggèrent qu’un impôt bien conçu sur le patrimoine peut réduire les inégalités sans nuire significativement à la croissance, à condition d’être large, avec peu d’exemptions, et doté d’un taux modéré.
D’autres recherches (notamment sur l’expérience française de l’ISF) montrent des effets négatifs : exil fiscal, réallocation du capital vers des actifs improductifs mais exonérés, coûts de gestion élevés, rendement décevant.
La vérité se situe probablement entre ces deux positions : tout dépend de la conception précise du dispositif et de son environnement international.
La mobilité du capital à l’ère numérique
La mondialisation financière et la digitalisation facilitent considérablement les transferts de capitaux. Un entrepreneur peut diriger son entreprise depuis Genève ou Bruxelles tout en conservant ses activités en France. Les grandes fortunes ont accès aux meilleurs conseils juridiques et fiscaux pour optimiser leur situation.
Cette réalité limite la marge de manœuvre des États qui souhaitent taxer plus fortement les patrimoines. La coordination internationale, comme celle proposée par l’OCDE sur l’imposition minimale des multinationales, serait nécessaire pour une réforme fiscale vraiment efficace.
Le débat symbolique sur le consentement à l’impôt
Au-delà des calculs économiques, la taxation des grandes fortunes relève aussi du contrat social. Le sentiment d’injustice fiscale, avéré ou non, érode la légitimité de l’impôt et le civisme fiscal de l’ensemble des contribuables.
Inversement, une fiscalité perçue comme confiscatoire ou punitive peut briser le lien entre les élites économiques et la nation, favorisant le repli sur des stratégies individuelles d’évitement fiscal.
Perspectives et calendrier à suivre
Le débat sur la fiscalité des grandes fortunes est loin d’être clos. Plusieurs échéances structureront les prochains mois :
Automne 2025 : examen du projet de loi de finances 2026 à l’Assemblée nationale. La gauche (PS, LFI, écologistes) a annoncé qu’elle déposerait de nouveau un amendement instituant la taxe Zucman, sans illusion sur son adoption mais pour maintenir la pression politique.
Négociations gouvernementales : Lecornu devra préciser les contours de sa taxe sur le patrimoine financier et obtenir un soutien parlementaire. Sa majorité relative l’oblige à des compromis, probablement avec Les Républicains, traditionnellement hostiles à l’alourdissement de la fiscalité du patrimoine.
Réactions des principales fortunes françaises : plusieurs chefs d’entreprise et gérants de family offices ont fait savoir, officieusement, qu’ils surveillaient de près ces discussions. Certains ont déjà consulté des avocats spécialisés en mobilité fiscale.
Évolutions européennes : la France n’est pas isolée dans ce débat. L’Espagne a récemment durci sa fiscalité sur les grandes fortunes, tandis que l’Italie et le Portugal ont au contraire assoupli la leur pour attirer les riches contribuables. Ces expériences étrangères influenceront le débat français.
Pour les conseillers en gestion de patrimoine, trois priorités émergent de cette actualité fiscale :
Veille : suivre l’évolution parlementaire des textes fiscaux et anticiper les scenarii possibles pour conseiller efficacement les clients fortunés.
Pédagogie : expliquer les enjeux techniques et politiques de ces débats, démontrer une compréhension fine des mécanismes fiscaux et de leurs impacts.
Stratégie : adapter les recommandations patrimoniales en fonction des orientations fiscales probables, en distinguant le patrimoine productif du patrimoine de placement liquide.
La fiscalité des grandes fortunes restera un sujet brûlant tant que les inégalités patrimoniales continueront de se creuser et que les contraintes budgétaires pèseront sur l’État. Entre justice sociale et compétitivité économique, l’équilibre reste difficile à trouver. Pour les professionnels du patrimoine, cette incertitude fiscale constitue autant un défi qu’une opportunité de démontrer leur valeur ajoutée stratégique.