La finance européenne vit une transformation majeure avec l’entrée en vigueur d’ELTIF 2.0 en janvier 2024. Cette réglementation ouvre l’accès aux investissements long terme pour les particuliers. Désormais, 45 millions d’investisseurs européens peuvent accéder aux actifs privés, secteur réservé jusqu’alors aux institutionnels. Cependant, cette démocratisation soulève des interrogations cruciales sur la liquidité et les risques.

L’émergence d’ELTIF 2.0 : une révolution réglementaire

L’European Long-Term Investment Fund 2.0 représente l’évolution du règlement européen de 2015. La Commission européenne a identifié un déficit d’investissement de 350 milliards d’euros annuels pour atteindre les objectifs climatiques. Face à ce constat, Bruxelles a décidé d’élargir l’accès aux capitaux privés.

Les nouvelles dispositions autorisent les gestionnaires à commercialiser ces fonds auprès des particuliers. Auparavant, seuls les investisseurs professionnels pouvaient y accéder. Cette ouverture concerne principalement les infrastructures, l’immobilier commercial et les entreprises non cotées.

Selon l’Association française de la gestion financière, le marché français des ELTIF pourrait atteindre 15 milliards d’euros d’ici 2027. En comparaison, l’encours actuel ne dépasse pas 2,3 milliards d’euros. Cette croissance potentielle illustre l’ampleur du changement.

La réglementation impose néanmoins des garde-fous stricts. Les investisseurs particuliers ne peuvent y consacrer plus de 10% de leur patrimoine financier. De plus, l’investissement minimum est fixé à 10 000 euros pour les clients non professionnels.

Une réponse aux besoins de financement européens

L’Europe fait face à des besoins de financement considérables. Le Green Deal nécessite 1 000 milliards d’euros d’investissements d’ici 2030. Parallèlement, la transition numérique exige des capitaux substantiels. Les financements publics et bancaires traditionnels s’avèrent insuffisants.

Les actifs privés européens représentent actuellement 1 200 milliards d’euros. Néanmoins, cette somme reste modeste comparée aux 4 000 milliards américains. L’écart révèle le potentiel de développement du secteur en Europe.

Amundi, premier gestionnaire européen, a lancé trois ELTIF destinés aux particuliers en 2024. Ces fonds investissent dans les infrastructures énergétiques, l’immobilier durable et les PME innovantes. L’objectif affiché : collecter 500 millions d’euros sur deux ans.

Axa Investment Managers a suivi avec un fonds dédié aux infrastructures de transport. L’allocation cible comprend 40% d’énergies renouvelables, 30% de transport et 30% de télécommunications. Le rendement attendu oscille entre 6% et 8% annuels.

Ces initiatives traduisent la volonté des gérants de capter l’épargne européenne. En France, les 5 600 milliards d’euros d’épargne des ménages constituent un réservoir considérable. Même une allocation de 2% vers les ELTIF générerait 112 milliards d’euros.

Les avantages pour les investisseurs particuliers

L’accès aux actifs privés offre plusieurs bénéfices aux épargnants. D’abord, la diversification permet de réduire la corrélation avec les marchés cotés. Les actifs privés évoluent selon des cycles différents des actions traditionnelles.

Ensuite, les rendements potentiels s’avèrent attractifs. Selon Preqin, cabinet spécialisé, le private equity européen a généré 11,2% de performance annuelle sur dix ans. En comparaison, l’indice MSCI Europe n’a produit que 7,8% sur la même période.

L’immobilier commercial européen affiche également des performances séduisantes. Les fonds spécialisés ont délivré 8,5% annuels en moyenne depuis 2015. Cette classe d’actifs bénéficie de revenus locatifs stables et de la valorisation patrimoniale.

Les infrastructures constituent un autre pilier attractif. Ces investissements génèrent des flux de trésorerie prévisibles sur de longues périodes. Les concessions autoroutières, par exemple, offrent une visibilité de 20 à 30 ans. Cette stabilité séduit les investisseurs en quête de revenus réguliers.

BlackRock a publié une étude démontrant l’intérêt des actifs privés. Sur 20 ans, un portefeuille comprenant 20% d’actifs privés a surperformé un portefeuille traditionnel de 180 points de base annuels. Cette surperformance résulte de la prime d’illiquidité et de l’efficience moindre de ces marchés.

La fiscalité française encourage également cette allocation. Les ELTIF bénéficient du régime des OPCVM européens. Concrètement, seules les distributions sont imposables. Les plus-values restent en report d’imposition jusqu’à la cession des parts.

Les risques inhérents à l’illiquidité

Cependant, l’illiquidité constitue le principal écueil de ces investissements. Contrairement aux actions cotées, les parts d’ELTIF ne se négocient pas sur un marché organisé. Les investisseurs doivent attendre l’échéance du fonds ou trouver un acquéreur.

La duration moyenne des ELTIF s’établit entre 7 et 10 ans. Cette période peut s’avérer problématique en cas de besoin de liquidités urgent. La vente anticipée reste possible mais s’effectue généralement avec une décote significative.

Apollo Global Management a analysé les transactions sur le marché secondaire des actifs privés. Les décotes moyennes atteignent 15% à 25% selon les périodes et secteurs. En période de stress, ces décotes peuvent dépasser 40%.

L’exemple de 2020 illustre cette problématique. Durant la crise sanitaire, de nombreux investisseurs ont cherché à céder leurs participations. Le marché secondaire s’est asséché, entraînant des décotes record. Certaines transactions se sont conclues avec 50% de rabais.

La valorisation représente un autre défi majeur. Les actifs non cotés font l’objet d’expertises trimestrielles ou semestrielles. Cette périodicité contraste avec la valorisation quotidienne des actions. Par ailleurs, ces évaluations restent subjectives et peuvent masquer des dépréciations temporaires.

Cambridge Associates a étudié la volatilité apparente des actifs privés. Leur étude révèle que cette faible volatilité comptable ne reflète pas la réalité économique. En ajustant les valorisations, la volatilité réelle se rapproche de celle des marchés cotés.

L’impact sur l’allocation d’actifs traditionnelle

L’introduction des ELTIF bouleverse les schémas d’allocation classiques. Traditionnellement, les particuliers répartissent leurs avoirs entre actions, obligations et liquidités. L’ajout d’une quatrième classe d’actifs complexifie cette approche.

Les conseillers en gestion de patrimoine doivent adapter leurs recommandations. L’illiquidité des ELTIF exige une approche plus sophistiquée de la planification financière. Il convient d’évaluer précisément les besoins de liquidités futurs avant d’investir.

Natixis Investment Managers a interrogé 500 conseillers européens sur l’intégration des actifs privés. 73% d’entre eux considèrent ces investissements comme complémentaires aux allocations traditionnelles. Néanmoins, 45% s’inquiètent de leur capacité à expliquer ces produits complexes.

La gestion indicielle pourrait également évoluer. Certains gestionnaires développent des indices incluant des actifs privés. MSCI a lancé en 2023 un indice combinant actions cotées et non cotées européennes. Cette innovation permet une approche plus globale de l’investissement.

L’assurance-vie française intègre progressivement ces supports. Generali propose depuis 2024 un fonds euros dynamisé incluant 15% d’actifs privés. Cette innovation vise à améliorer le rendement tout en préservant partiellement la garantie en capital.

Les défis opérationnels pour les distributeurs

La commercialisation des ELTIF soulève des questions opérationnelles complexes. Les réseaux de distribution doivent former leurs conseillers à ces produits sophistiqués. La directive MiFID II impose une évaluation rigoureuse de l’adéquation client.

BNP Paribas Wealth Management a investi 2 millions d’euros dans la formation de ses équipes. Le programme comprend 40 heures de formation théorique et pratique. L’objectif : maîtriser les spécificités des actifs privés et les risques associés.

La due diligence représente un autre défi. Contrairement aux OPCVM traditionnels, les ELTIF investissent dans des actifs uniques. L’analyse nécessite des compétences spécialisées en évaluation d’entreprises et d’infrastructures.

Les systèmes d’information doivent également évoluer. La valorisation irrégulière des ELTIF complique le reporting client. Certaines plateformes ne peuvent afficher qu’une valeur liquidative trimestrielle.

Allfunds, plateforme de distribution de fonds, a adapté ses systèmes pour les ELTIF. L’investissement technologique s’élève à 15 millions d’euros. Cette modernisation permet de gérer les spécificités opérationnelles de ces produits.

L’expérience internationale : enseignements et perspectives

D’autres juridictions ont déjà expérimenté l’ouverture des actifs privés aux particuliers. Le Royaume-Uni autorise cette pratique depuis 2013 via les Long-Term Asset Funds. L’encours atteint désormais 45 milliards de livres.

L’expérience britannique révèle des succès mais aussi des écueils. Plusieurs fonds ont dû suspendre les rachats face à des demandes massives de liquidités. En 2022, trois LTAF ont fermé temporairement leurs guichets de rachat.

Les États-Unis adoptent une approche différente. La SEC a assoupli en 2020 les règles d’accès aux business development companies. Ces véhicules permettent aux particuliers d’investir dans les PME non cotées. L’encours dépasse 80 milliards de dollars.

L’Australie propose les Listed Investment Companies depuis les années 1990. Ces structures cotées investissent principalement dans des actifs privés. Elles combinent liquidité boursière et exposition aux actifs non cotés.

Ces expériences soulignent l’importance de la communication et de l’éducation financière. Les investisseurs doivent comprendre parfaitement les risques d’illiquidité avant de s’engager.

Perspectives d’évolution réglementaire

L’ESMA (European Securities and Markets Authority) surveille attentivement le développement des ELTIF. L’autorité européenne pourrait ajuster la réglementation selon les premiers retours d’expérience. Les seuils d’investissement et les ratios de liquidité font l’objet d’un monitoring permanent.

La Banque centrale européenne s’intéresse également à cette évolution. L’institution craint une concentration excessive des risques d’illiquidité. Un rapport de 2024 recommande un plafonnement des expositions au niveau des établissements distributeurs.

Certains pays membres envisagent des règles plus strictes. L’Allemagne étudie un seuil d’investissement réduit à 5% du patrimoine financier. Les Pays-Bas privilégient une approche basée sur l’expérience de l’investisseur.

Conclusion : vers un équilibre entre opportunité et prudence

L’ELTIF 2.0 représente indéniablement une innovation majeure pour la gestion d’actifs européenne. Cette réglementation démocratise l’accès à des investissements historiquement réservés aux institutionnels. Les bénéfices potentiels en termes de diversification et de rendement sont réels.

Néanmoins, les risques d’illiquidité nécessitent une approche prudente et éducative. Les distributeurs doivent investir massivement dans la formation et les outils d’aide à la décision. Les investisseurs particuliers doivent parfaitement appréhender ces contraintes avant de s’engager.

L’avenir des ELTIF dépendra largement de la capacité du secteur à concilier démocratisation et protection des épargnants. Les premiers mois de commercialisation fourniront des enseignements précieux pour affiner cette nouvelle classe d’actifs. Entre révolution et évolution, l’ELTIF 2.0 dessine progressivement les contours d’une nouvelle ère pour l’allocation d’actifs européenne.