La bulle des SPACs (Special Purpose Acquisition Companies) qui a culminé en 2021 s’est brutalement dégonflée, laissant dans son sillage un paysage financier transformé. Ces véhicules d’investissement, surnommés « chèques en blanc », ont levé plus de 160 milliards de dollars en 2021 avant de s’effondrer spectaculairement. Aujourd’hui, le marché des « De-SPACs » – ces anciennes sociétés écrans devenues entreprises opérationnelles – offre un terrain d’analyse fascinant pour comprendre les excès spéculatifs récents et identifier de potentielles opportunités d’arbitrage dans un secteur en pleine restructuration.

L’explosion puis l’implosion du marché des SPACs

Des chiffres vertigineux qui masquaient une réalité fragile

L’année 2021 restera dans les annales comme l’apogée de la frénésie SPAC. Selon les données de SPAC Research, 613 SPACs ont été introduits en bourse cette année-là, mobilisant des capitaux record. Cette explosion représentait une hausse de 246% par rapport à 2020, elle-même déjà exceptionnelle avec 248 introductions.

Le phénomène s’est particulièrement concentré sur certains secteurs. Les technologies propres ont attiré 28% des fusions SPAC, suivies par la technologie générale avec 22% et les services financiers avec 15%. Ces proportions révèlent l’appétit des investisseurs pour les secteurs « tendance » de l’époque.

Cependant, les premiers signaux d’alarme sont apparus dès le second semestre 2021. Le SPAC Index de Morgan Stanley, qui suivait la performance de ces véhicules, a chuté de 67% entre février et décembre 2021. Cette dégringolade marquait le début d’un ajustement brutal qui allait se poursuivre.

La chute libre de 2022 : une correction historique

L’année 2022 a sonné le glas de l’euphorie SPAC. Seulement 86 nouveaux véhicules ont vu le jour, soit une diminution de 86% par rapport au pic de 2021. Cette contraction reflétait un changement radical de sentiment des investisseurs, désormais échaudés par les performances décevantes.

Les De-SPACs ont particulièrement souffert. L’indice de référence a perdu 75% supplémentaires en 2022, portant la baisse totale depuis les sommets à plus de 90%. Des entreprises comme Virgin Galactic (SPCE), jadis symbole de l’innovation spatiale, ont vu leur valorisation s’effondrer de 15 milliards à moins de 500 millions de dollars.

QuantumScape (QS), la startup de batteries pour véhicules électriques, illustre parfaitement cette dynamique. Valorisée 50 milliards de dollars lors de sa fusion SPAC en 2020, l’entreprise ne vaut plus que 2,1 milliards fin 2023, soit une chute de 96%.

Anatomie d’un échec : les facteurs structurels de l’effondrement

Des valorisations déconnectées des fondamentaux

L’analyse rétrospective révèle que la bulle SPAC reposait sur des valorisations fantaisistes. Une étude de Renaissance Capital montre que les entreprises fusionnées via SPAC étaient valorisées en moyenne 3,2 fois plus cher que leurs homologues introduites par IPO traditionnelle.

Cette distorsion s’expliquait par la structure même des SPACs. Les promoteurs présentaient des projections financières optimistes sur 3 à 5 ans, sans obligation de résultats à court terme. Contrairement aux IPO classiques, où les projections sont strictement encadrées, les SPACs bénéficiaient d’un « safe harbor » réglementaire leur permettant de faire des prévisions audacieuses.

Nikola Corporation (NKLA) symbolise ces dérives. La startup de camions électriques promettait 3,2 milliards de revenus en 2024 lors de sa fusion SPAC. Réalité : l’entreprise n’a généré que 37,9 millions de dollars en 2023, soit 99% de moins que prévu.

La structure incitative défavorable aux investisseurs

Les sponsors de SPACs percevaient typiquement 20% des actions pour un investissement de seulement 2% du capital levé. Cette asymétrie créait une incitation perverse : les promoteurs étaient poussés à conclure n’importe quel deal plutôt que de restituer les fonds aux investisseurs.

Goldman Sachs a calculé que les sponsors ont empocheté 11,3 milliards de dollars en 2021, représentant un coût moyen de 7,3% des capitaux levés. Ce prélèvement s’ajoutait aux commissions bancaires et aux frais de structuration, alourdissant significativement le coût du capital pour les entreprises cibles.

En parallèle, les investisseurs institutionnels ont massivement exercé leurs droits de rachat lors des fusions. Le taux de rachat moyen a atteint 58% en 2021, privant les entreprises fusionnées d’une partie significative des liquidités promises.

L’évolution défavorable du contexte macroéconomique

La remontée des taux d’intérêt amorcée par la Réserve fédérale en mars 2022 a porté un coup fatal aux SPACs. Ces véhicules, investis massiellement dans des entreprises non-rentables à fort potentiel de croissance, étaient particulièrement sensibles au coût du capital.

L’inflation, culminant à 9,1% en juin 2022, a également pesé sur les valorisations. Les investisseurs ont délaissé les « growth stocks » au profit de valeurs plus défensives générant des cash-flows immédiats.

Simultanément, l’afflux de liquidités créé par les politiques monétaires accommodantes s’est tari. La masse monétaire M2 a décru de 4,7% en rythme annuel en 2023, la première contraction depuis les années 1930.

Le paysage désolé des De-SPACs : état des lieux chiffré

Performance catastrophique généralisée

Les statistiques du marché des De-SPACs dressent un tableau sombre. Selon SPAC Analytics, 74% des entreprises fusionnées avant 2022 affichaient des performances négatives fin 2023. La perte moyenne atteignait -68% depuis la date de fusion.

Seuls 89 De-SPACs sur 400 analysés surperformaient le S&P 500 sur leur période d’existence. Cette proportion de 22% contraste drastiquement avec les 67% d’IPO traditionnelles qui battent l’indice de référence sur 3 ans selon Jay Ritter de l’Université de Floride.

Les secteurs les plus touchés incluent les véhicules électriques (-81% en moyenne), les technologies spatiales (-78%) et les cryptomonnaies (-85%). À l’inverse, certains secteurs comme l’assurance (-12%) et les services financiers traditionnels (-8%) ont mieux résisté.

Faillites et restructurations en cascade

L’année 2023 a vu une vague de faillites toucher les anciens SPACs. 22 entreprises issues de fusions SPAC ont déposé le bilan, soit plus que l’ensemble des années précédentes combinées.

Revlon, fusionnée via SPAC en 2020, a fait faillite avec 3,7 milliards de dettes en juin 2022. CNN+, plateforme de streaming issue d’un SPAC, a fermé après seulement 32 jours d’activité, détruisant 300 millions d’investissements.

Plus récemment, Arrival, le constructeur britannique de véhicules électriques, a annoncé sa liquidation en décembre 2023. L’entreprise, valorisée 13,2 milliards lors de sa fusion SPAC, n’aura finalement produit aucun véhicule commercial.

Delisting massif et migration vers les marchés de gré à gré

Face à la chute des cours, de nombreux De-SPACs peinent à respecter les critères de maintien sur les bourses principales. Le NASDAQ exige notamment un cours minimum de 1 dollar pendant 30 jours consécutifs.

47 anciens SPACs ont été radiés du NASDAQ en 2023, contre 12 en 2022. Ces entreprises migrent vers les marchés OTC (Over-The-Counter), caractérisés par une liquidité réduite et une transparence moindre.

Canoo (GOEV), concepteur de véhicules électriques autonomes, illustre cette dérive. Cotant 24 dollars lors de sa fusion SPAC en 2020, l’action s’échange désormais autour de 0,50 dollar sur les marchés de gré à gré.

Opportunités d’arbitrage : identifier la valeur dans les décombres

Stratégies de « value investing » dans l’univers des De-SPACs

Paradoxalement, l’effondrement généralisé des De-SPACs crée des opportunités d’investissement pour les gérants patients et sélectifs. Certaines entreprises se négocient désormais à des valorisations inférieures à leurs actifs nets tangibles.

Desktop Metal (DM), spécialiste de l’impression 3D métallique, s’échange à 0,8 fois sa valeur comptable malgré une technologie reconnue et un carnet de commandes de 347 millions de dollars. L’entreprise génère déjà 230 millions de revenus annuels, loin des projections initiales mais avec un potentiel de redressement.

De même, SoFi Technologies (SOFI) se négocie à 1,2 fois ses revenus alors que les néobanques comparables s’échangent à 3-4 fois. L’entreprise a atteint la rentabilité opérationnelle au T4 2023, un tournant attendu depuis sa fusion SPAC.

Identification des secteurs résistants et des modèles économiques viables

L’analyse sectorielle révèle que certains domaines ont mieux traversé la crise. Les services financiers affichent une surperformance relative de +23% par rapport à la moyenne des De-SPACs.

Opendoor (OPEN), plateforme de transaction immobilière, a restructuré son modèle économique face aux difficultés. L’entreprise a réduit ses coûts de 67% et vise l’équilibre opérationnel dès 2024. Malgré des revenus de 8,9 milliards en 2023, l’action reste valorisée seulement 1,1 milliard.

Dans l’assurance, Lemonade (LMND) bénéficie d’un modèle disruptif validé. L’insurtech affiche une croissance du chiffre d’affaires de 29% et améliore progressivement son ratio combiné vers la rentabilité technique.

Stratégies d’arbitrage statistique et de momentum

Les hedge funds quantitatifs développent des stratégies spécifiques aux De-SPACs, exploitant les inefficiences de ce marché fragmenté. L’écart de valorisation entre entreprises similaires peut atteindre 200-300% selon leur origine (SPAC vs IPO).

Point72 et Millennium Management ont lancé des « special situations funds » dédiés à ces opportunités. Ces fonds exploitent notamment les événements corporate (spin-offs, restructurations) fréquents chez les anciens SPACs en difficulté.

L’arbitrage de liquidation constitue une autre approche. Certains De-SPACs détiennent encore des liquidités substantielles, créant une valeur plancher attractive. Virgin Orbit, avant sa faillite, valait moins que sa trésorerie disponible pendant plusieurs mois.

Facteurs techniques créant des distorsions de prix

Impact des contraintes réglementaires et des lock-up periods

Les périodes de blocage (lock-up) des actions promoteurs créent des échéances techniques générant de la volatilité. Ces actions, typiquement bloquées 6 à 12 mois post-fusion, arrivent massivement sur le marché, créant une pression vendeuse prévisible.

Grab Holdings a subi une chute de 34% lors de l’expiration du lock-up de ses fondateurs en mai 2022. Cette volatilité technique, déconnectée des fondamentaux, génère des opportunités pour les investisseurs préparés.

Les contraintes de liquidité des fonds institutionnels amplifient ces mouvements. Les fonds indiciels doivent vendre mécaniquement les De-SPACs exclus des indices de référence, indépendamment de leur valeur intrinsèque.

Anomalies de pricing liées à la structure capitalistique complexe

La présence de warrants et d’unités complexes dans la structure des SPACs crée des arbitrages de valorisation relative. Ces instruments, souvent mal compris par les investisseurs retail, s’échangent parfois à des prix incohérents.

Churchill Capital IV (maintenant Lucid Motors) présentait un arbitrage warrant/action évident pendant plusieurs mois. Les warrants, donnant droit d’acheter l’action à 11,50 dollars, se négociaient 2 dollars alors que l’action valait 15 dollars, impliquant une valeur intrinsèque de 3,50 dollars.

Opportunités dans les situations spéciales et restructurations

Les spin-offs d’activités par des De-SPACs en difficulté créent souvent des opportunités méconnues. MP Materials (MP) a émergé de la restructuration de Mountain Pass Materials, créant de la valeur pour les investisseurs patients.

Les tender offers et rachats d’actions se multiplient, les managements profitant des cours déprimés. 23andMe (ME) a annoncé un programme de rachat de 50 millions de dollars, représentant 20% de sa capitalisation boursière.

Perspectives d’évolution du marché des SPACs

Réforme réglementaire et nouvelles exigences

La SEC (Securities and Exchange Commission) a durci significativement l’encadrement des SPACs. Les nouvelles règles, adoptées en janvier 2024, imposent des obligations de transparence renforcées et limitent les projections financières.

Désormais, les sponsors doivent détailler précisément leur rémunération et les conflits d’intérêts potentiels. Les projections financières sont soumises aux mêmes standards que les IPO traditionnelles, éliminant le « safe harbor » historique.

Ces mesures visent à rééquilibrer la structure incitative en faveur des investisseurs. L’impact se mesure déjà : les nouveaux SPACs lancés en 2024 affichent des termes plus favorables, avec des commissions sponsors réduites à 15% contre 20% historiquement.

Consolidation et professionnalisation du secteur

Le marché assiste à une consolidation naturelle des acteurs. Seuls les sponsors avec un track record solide parviennent encore à lever des capitaux significatifs. Pershing Square SPARC de Bill Ackman ou Oaktree SPAC d’Howard Marks incarnent cette nouvelle génération.

Cette sélectivité se traduit par une amélioration qualitative des deals. Les SPACs 2024 ciblent prioritairement des entreprises déjà rentables ou proches de la rentabilité, abandonnant les projections sur 5 ans au profit de fondamentaux solides.

Renaissance sélective et nouveaux segments

Certains secteurs de niche continuent d’attirer les SPACs, notamment la cybersécurité, les infrastructures énergétiques et la biotechnologie avancée. Ces domaines, moins sensibles aux effets de mode, offrent des opportunités de création de valeur durables.

Rubicon Technologies (RBT), plateforme de gestion des déchets, illustre cette nouvelle approche. Fusionnée en 2022 avec des prévisions conservatives, l’entreprise dépasse ses objectifs et voit son cours progresser de 156% en 2023.

L’arbitrage géographique : opportunités internationales

SPACs européens et asiatiques : un décalage temporel exploitable

Le phénomène SPAC s’est propagé avec retard en Europe et en Asie, créant des opportunités d’arbitrage géographique. Les SPACs européens ont levé seulement 8,4 milliards d’euros sur 2021-2023, soit 20 fois moins que leurs homologues américains.

Cette différence d’ampleur limite les excès spéculatifs. Pegasus Europe, SPAC allemand fusionné avec Instaffo (plateforme RH asiatique), affiche une performance de +47% depuis la fusion, contrastant avec la moyenne américaine.

Réglementation différenciée et structures adaptées

L’Euronext a développé un cadre réglementaire spécifique, imposant des garanties bancaires sur les fonds levés et limitant la rémunération des sponsors à 15% maximum. Ces mesures préventives créent un environnement plus stable.

Healthcare Merger Corp, SPAC néerlandais spécialisé dans la santé, maintient ses fonds en obligations d’État plutôt qu’en liquidités, générant un rendement de 2,8% pour les investisseurs en attente de fusion.

Stratégies d’investissement adaptées au nouveau paradigme

Approche sectorielle et due diligence renforcée

Les gérants spécialisés développent une expertise sectorielle pointue pour identifier les rares pépites parmi les De-SPACs. Cathy Wood d’ARK Invest a ainsi constitué une équipe dédiée à l’analyse des technologies disruptives issues de SPACs.

Cette approche privilégie les fondamentaux techniques sur les métriques financières traditionnelles. Pour Quantum-Si (QSI), spécialiste du séquençage protéique, l’évaluation porte sur les brevets déposés (147 familles) et les publications scientifiques (23 articles peer-reviewed) plutôt que sur les revenus encore limités.

Stratégies de hedging et protection du capital

Face à la volatilité extrême des De-SPACs, les investisseurs institutionnels développent des stratégies de couverture sophistiquées. L’utilisation d’options put ou de positions short sur indices sectoriels permet de limiter les pertes lors des corrections.

Citadel utilise ainsi des basket options sur les 50 plus gros De-SPACs pour couvrir ses positions longues sélectives. Cette approche a permis de limiter les pertes à -12% en 2022 contre -67% pour l’indice non couvert.

Investissement thématique et vision long terme

Certains gestionnaires adoptent une approche thématique, considérant les De-SPACs comme des options sur l’innovation. Baillie Gifford a ainsi maintenu ses positions sur les SPACs de mobilité électrique, pariant sur une adoption accélérée post-2025.

Cette stratégie nécessite des horizons d’investissement de 5 à 10 ans et une forte conviction sur les tendances structurelles. Lucid Motors, malgré sa chute de 95%, conserve des soutiens institutionnels convaincus du potentiel de ses batteries 900V et de son autonomie record de 832 kilomètres.

L’univers des De-SPACs, né de l’une des bulles spéculatives les plus spectaculaires de l’histoire financière récente, offre aujourd’hui un terrain d’investissement complexe mais potentiellement rémunérateur. Les 575 milliards de dollars mobilisés lors de l’euphorie 2020-2021 ont certes généré des pertes considérables, mais ont également financé des innovations réelles dans des secteurs d’avenir.

Les opportunités d’arbitrage émergent de cette correction brutale : valorisations plancher, structures complexes mal comprises, asymétries sectorielles et inefficiences techniques créent un environnement favorable aux investisseurs avertis. Cependant, ces opportunités exigent une expertise approfondie, une due diligence renforcée et une tolérance au risque élevée.

L’évolution réglementaire et la professionnalisation du secteur laissent présager une renaissance sélective des SPACs, centrée sur des critères de qualité plutôt que de volume. Dans ce nouveau paradigme, les leçons de la bulle de 2021 guideront investisseurs et régulateurs vers un modèle plus durable et créateur de valeur à long terme.