Les inégalités économiques occupent une place centrale dans les débats sociétaux. Parmi les multiples aspects de cette question, l’évolution des revenus et des patrimoines des foyers les plus aisés en France suscite un intérêt tout particulier. Ces segments de la population, souvent qualifiés de 0,1 % ou de « super-riches », concentrent une part croissante des richesses, façonnant les dynamiques économiques et sociales. Mais comment ces très hauts revenus et patrimoines ont-ils évolué au cours des vingt dernières années ? Quels facteurs ont contribué à renforcer cette concentration de richesse ? Revenons en détail sur les transformations majeures qui ont marqué ce groupe spécifique de la population entre 2003 et 2022.
Sommaire
Croissance soutenue des très hauts revenus
Entre 2003 et 2022, les foyers les plus aisés en France ont vu leurs revenus croître à un rythme bien supérieur à celui du reste de la population. Les ménages appartenant au top 0,1 %, soit environ 74 500 foyers en 2022 selon la Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP), ont enregistré une hausse moyenne de 4,7 % par an de leur revenu brut. À titre de comparaison, pour l’ensemble des foyers en France, cette augmentation était limitée à 2 % par an. Cette accélération notable s’explique par plusieurs paramètres économiques et fiscaux.
D’abord, la composition spécifique des revenus au sein de cette catégorie joue un rôle central. Contrairement à la majorité des ménages français qui tirent principalement leurs revenus de leur activité salariale, les très hauts revenus proviennent majoritairement de deux sources : (1) les capitaux mobiliers, tels que les dividendes et les intérêts financiers, ainsi que (2) des traitements et salaires particulièrement élevés attribués aux dirigeants ou cadres supérieurs du secteur privé. En effet, la part de la masse salariale captée par le « top 1 % » des salariés a progressé, passant de 7 % en 1998 à 8 % en 2017, reflétant une prime croissante accordée aux positions stratégiques dans les entreprises.
Le dynamisme des marchés financiers a aussi été un facteur clé. Les investisseurs, généralement issus des grandes fortunes, ont bénéficié d’une hausse importante des indices boursiers et d’un environnement financier favorisant la rentabilité sur capital. Dans une économie où les rendements du patrimoine excèdent durablement la croissance des salaires ou du PIB national, les très hauts revenus tirent ainsi largement parti de la valorisation des actifs financiers.
Fiscalité : un moteur et un levier d’inégalité
Les politiques fiscales menées au cours des deux dernières décennies ont été un vecteur majeur dans l’évolution des très hauts revenus et patrimoines. En particulier, deux réformes ont marqué un tournant significatif :
Le prélèvement forfaitaire unique (PFU)
Introduit en 2018, le PFU – également appelé « flat tax » – a uniformisé le taux d’imposition applicable aux revenus du capital (principalement les dividendes, les intérêts et les plus-values mobilières). Fixé à 30 %, ce régime a rendu la fiscalité sur les revenus financiers beaucoup plus attractive, notamment pour les contribuables ayant les revenus les plus élevés. Cette réforme a encouragé la distribution massive de dividendes par les entreprises, générant une hausse spectaculaire des revenus mobiliers des ménages. Selon les données disponibles, les dividendes versés par les entreprises françaises ont ainsi été multipliés par cinq entre 1996 et 2021, avec une explosion de +41 % entre 2017 et 2019.
Réforme de l’impôt sur la fortune (ISF)
Autre réforme emblématique, la conversion de l’impôt sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) en 2018 a profondément remodelé le paysage fiscal des grandes fortunes. Contrairement à l’ISF, qui portait sur l’ensemble des actifs des contribuables (incluant placements financiers et patrimoine immobilier), l’IFI se concentre exclusivement sur les biens immobiliers. Cette modification a de facto libéré les grandes fortunes propriétaires de vastes portefeuilles financiers d’une partie importante de la charge fiscale. En conséquence, le rendement de l’impôt sur le patrimoine a chuté de 3,2 milliards d’euros en 2017 à environ 1,2 milliard d’euros dès 2018.
Ces évolutions fiscales, bien qu’ayant pour objectif d’encourager l’investissement productif et la création d’emplois, ont largement profité aux ménages les plus aisés, contribuant à accentuer la concentration des richesses et à affaiblir la progressivité du système fiscal français.
Explosion des très hauts patrimoines
Outre leurs revenus, les patrimoines détenus par les foyers les plus riches ont connu une croissance impressionnante au cours des deux dernières décennies. En 2022, le patrimoine moyen des 0,1 % les plus aisés atteignait 4,6 millions d’euros pour la seule composante immobilière, avec une augmentation de près de 18 % sur la période 2017-2022. Mais cette composante immobilière n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Selon les statistiques de l’Insee, la structure patrimoniale des ultra-riches est dominée par les actifs financiers. En 2016, parmi les foyers très fortunés, environ 79 % du patrimoine total était constitué de capitaux mobiliers (actions, obligations, parts de société), symbolisant un poids disproportionné de ces actifs dans le haut du spectre patrimonial. Dans un contexte de valorisation des marchés boursiers post-crise financière, cette reliance aux actifs financiers s’est révélée particulièrement rentable.
L’immobilier de prestige n’est pas en reste. La raréfaction du foncier dans les grandes métropoles ainsi que l’attrait international pour des biens immobiliers situés dans des zones comme Paris, la Côte d’Azur ou les stations alpines de luxe ont contribué à faire grimper ces actifs à des niveaux records. Ces hausses ont profité tout particulièrement aux grandes fortunes, qui concentrent une part majeure des biens de prestige.
Concentration accrue de la richesse
Un des effets directs de ces dynamiques économiques et fiscales est l’augmentation de la concentration des revenus et des patrimoines dans les mains d’une minorité. Bien que cette tendance ne soit pas nouvelle, elle s’est accélérée, selon les données disponibles. En 2021, les 0,1 % des ménages les plus riches captaient 7 % des revenus totaux générés en France, contre 5,4 % seulement deux décennies plus tôt.
En matière de patrimoine, la concentration est encore plus frappante. En 2022, les 10 % les plus riches détenaient plus de 50 % de la richesse totale en France, selon l’économiste Thomas Piketty. Cette captation des richesses s’explique non seulement par la structure des revenus et patrimoines des plus aisés (largement axée sur le capital financier), mais également par des changements législatifs favorisant des accumulations sans précédent au sommet de la pyramide économique.
Cependant, il convient de souligner un phénomène de stabilité sociale au sommet. Les ménages appartenant à cette classe aisée restent majoritairement composés de couples, souvent âgés de plus de 50 ans et occupant leur résidence principale en tant que propriétaires. Les entrées et sorties de ce groupe social restent relativement limitées, contribuant à figer dans le temps une certaine élite économique.
Ce survol des données démontre que les évolutions des très hauts revenus et des très hauts patrimoines en France ces deux dernières décennies sont le fruit d’une conjonction entre dynamiques économiques, politiques fiscales et valorisation des actifs. À bien des égards, ces transformations reflètent des choix structurels en matière de répartition des ressources et de régulation économique. Bien que le débat politique sur le sujet soit loin d’être clos, il illustre avec clarté l’interaction complexe entre les politiques publiques, les marchés financiers et l’évolution des inégalités.